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Ils entrèrent dans la maison des Borden par la porte de la cuisine.
— Maman ? appela Roy. Papa ?
— Tu avais dit qu’ils n’étaient pas là.
— Simple vérification. J’aime mieux en être sûr. S’ils nous attrapaient…
— Nous attrapaient à quoi ?
— Je ne suis pas censé tripoter les trains.
— Roy, je ne veux pas d’ennuis avec tes parents.
— T’inquiète pas. Attends ici. (Roy se précipita dans le salon.) Y’a quelqu’un ?
Ce n’était que la troisième fois que Colin venait ici, et comme toujours, il fut stupéfait de voir à quel point tout était propre. La cuisine étincelait. Le sol était vigoureusement frotté et ciré. Les plans de travail luisaient comme des miroirs. Pas de vaisselle sale en attente ; pas de miettes oubliées pour déparer la table ; et pas l’ombre d’une tache sur l’évier. Les ustensiles n’étaient pas accrochés à un râtelier sur le mur ; toute la batterie de cuisine, les cuillères et les louches étaient dissimulées dans des tiroirs et des placards bien époussetés. Apparemment, Mrs Borden n’aimait guère les bibelots, car il n’y avait pas la moindre assiette, plaque ou morceau de canevas avec un proverbe sur les murs, pas de râtelier à épices, de calendrier, nulle trace de désordre – rien qui indiquât que c’était un endroit où des êtres réels cuisinaient pour de vrai. On aurait dit que Mrs Borden passait son temps à accomplir une série de minutieuses tâches ménagères – d’abord gratter, puis frotter, récurer, laver, rincer, astiquer et polir – tout comme l’ébéniste ponçait un morceau de bois, en commençant avec du gros papier de verre pour arriver progressivement au grain le plus fin.
La cuisine de la mère de Colin n’était pas sale. Loin de là. Ils avaient une femme de ménage qui venait deux fois par semaine pour s’occuper de l’entretien. Mais leur maison n’avait pas cet air-là.
D’après Roy, Mrs Borden refusait de prendre une femme de ménage. Elle pensait que nulle autre qu’elle n’aurait de qualités assez grandes. Elle ne se contentait pas d’une maison bien tenue ; elle la voulait stérilisée.
Roy revint dans la cuisine. « Il n’y a personne. On va jouer un moment avec les trains. »
— Où sont-ils ?
— Dans le garage.
— Ils sont à qui ?
— À mon pater.
— Et tu n’es pas censé y toucher ?
— Qu’il aille se faire foutre. Il en saura rien.
— Je ne veux pas que tes parents soient furieux contre moi.
— Bon Dieu, Colin, comment pourraient-ils le découvrir ?
— C’est ça le secret ?
Roy avait fait mine de tourner les talons. Il se retourna. « Quel secret ? »
— Tu en as un. Tu crèves d’envie de me le dire.
— Comment tu le sais ?
— Je le vois… à ton comportement. Tu m’as mis à l’épreuve pour voir si tu pouvais me le confier.
Roy hocha la tête. « T’es vachement malin. »
Colin, gêné, haussa les épaules.
— Si, c’est vrai. Tu viens de lire dans mes pensées.
— Donc tu m’as bel et bien mis à l’épreuve.
— Ouais.
— Ces fadaises à propos du chat…
— … étaient vraies.
— Bah voyons !
— Tu ferais bien de le croire.
— Tu es encore en train de me tester.
— C’est possible.
— Alors, il y a un secret ?
— Oui, énorme.
— Les trains ?
— Non. Ça, ce n’est qu’une minuscule partie.
— Alors c’est quoi, le reste ?
Roy sourit.
Quelque chose dans ce sourire, quelque chose d’étrange dans ces yeux bleus et brillants donna envie à Colin de s’éloigner de l’autre garçon. Mais il ne bougea pas.
— Je vais tout te raconter, dit Roy. Mais seulement quand je serai prêt.
— Ce sera quand ?
— Bientôt.
— Tu peux me faire confiance.
— Seulement quand je serai prêt. Allez viens, maintenant. Les trains, ça va te plaire.
Ils traversèrent la cuisine et franchirent une porte blanche. Derrière, deux petites marches, le garage – et le chemin de fer en modèle réduit.
— Wouah !
— Est-ce que ce n’est pas l’éclate ?
— Où est-ce que ton père gare la voiture ?
— Toujours dans l’allée. Y’a pas de place ici.
— Quand a-t-il eu tout ce machin ?
— Il a commencé à en faire collection quand il était gosse. Il en rajoutait chaque année. Ça vaut plus de quinze mille dollars.
— Quinze mille ! Qui irait payer une somme pareille pour un lot de trains miniatures ?
— Des gens qui auraient dû vivre en des temps meilleurs.
Colin cligna des yeux. « Hein ? »
— C’est ce que dit mon père. Il pense que ceux qui aiment les trains électriques étaient faits pour un monde meilleur, plus propre, plus organisé que celui dans lequel nous vivons.
— Qu’est-ce que c’est censé signifier ?
— Si je le savais ! Mais c’est ce qu’il dit. Il peut divaguer pendant une heure en racontant à quel point le monde était meilleur à l’époque où il y avait des trains à la place des avions. Ce qu’il peut être chiant !
Les trains étaient installés sur une plate-forme à mi-hauteur qui occupait presque entièrement le garage à trois voitures. Sur trois côtés, il y avait juste assez de place pour passer. Le quatrième côté, représentant le pupitre de commande du chef de gare, comportait deux tabourets, un établi étroit, et un petit meuble pour les outils.
Un monde miniature brillamment conçu, incroyablement minutieux, avait été construit sur cette plate-forme. On voyait des montagnes et des vallées, des fleuves, des rivières et des lacs, des prairies parsemées de minuscules fleurs des champs, des forêts où des cerfs peureux risquaient un coup d’œil à travers les ombres entre les arbres, des villages de cartes postales, des fermes, des postes avancés, des petits personnages réalistes occupés à une multitude de travaux quotidiens, des modèles réduits de voitures, camions, bus, motos, bicyclettes, des maisons coquettes avec leurs palissades, quatre gares rendues de manière exquise – une de style victorien, une suisse, une italienne et une espagnole – des magasins, des églises et des écoles. Des voies étroites de chemin de fer couraient partout – le long des rivières, à travers les villes, les vallées, contournant le flanc des montagnes, passant sur les pont-levis et les ponts de chevalet, entrant et sortant des gares, montant, descendant, allant et venant en gracieux méandres, en lignes droites, en virages brusques, en fer à cheval et en montagnes russes.
Colin fit lentement le tour de la maquette, l’examinant avec une crainte non dissimulée. L’illusion ne fut en rien altérée en y regardant de plus près. Même à trois centimètres de distance, les forêts de pins semblaient réelles ; chaque arbre était réalisé avec une superbe habileté. Pas un détail ne manquait aux maisons, pas même une gouttière, des fenêtres maniables pour certaines d’entre elles, des allées constituées de pierres individuelles, et des antennes de télévision fixées par une fine corde de tente. Les automobiles n’étaient pas de simples voitures miniatures. Elles étaient artistiquement conçues, minuscules mais précises, répliques de véhicules grandeur nature ; et à l’exception de celles garées dans les rues et les allées, toutes arboraient un conducteur, parfois aussi des passagers, et éventuellement un chien ou un chat sur la banquette arrière.
— Et ton père, qu’est-ce qu’il a construit dans tout ça ?
— Tout, sauf les trains et quelques-unes des petites voitures.
— C’est fantastique.
Colin avait énormément lu sur de nombreux sujets, mais peu sur la psychologie. Néanmoins, tout en continuant de s’émerveiller sur ce monde en miniature, il se rendit compte que l’attention intransigeante accordée aux détails était la manifestation du même acharnement fanatique sur la netteté et l’ordre, si évident dans la lutte continuelle que livrait Mrs Borden pour garder la maison aussi propre que la salle d’opération d’un hôpital.
— Il faut une semaine entière pour faire une seule de ces petites maisons, quelquefois plus si c’est vraiment un truc spécial. Il passe des mois et des mois sur chacune de ces gares.
— Depuis quand l’a-t-il terminée ?
— Ce n’est pas terminé. Ça ne le sera jamais – tant qu’il vivra.
— Mais il ne peut plus l’agrandir. Il n’y a plus de place pour ça.
— Pas l’agrandir, mais l’embellir. (Sa voix prit une intonation différente, dure, glaciale ; les dents extrêmement serrées, il souriait toujours.) Mon vieux n’arrête pas de perfectionner l’agencement. Tout ce qu’il sait faire en rentrant du boulot, c’est bricoler ce putain de truc. Je crois même pas qu’il prenne encore le temps de baiser ma mère.
Ce genre de propos embarrassait Colin, et il ne répondit pas. Il se trouvait considérablement moins sophistiqué que Roy, et faisait tout son possible pour s’améliorer de toutes les façons possibles ; cependant, il ne parvenait tout simplement pas à être à l’aise avec des grossièretés et des obscénités. La rougeur subite et la sécheresse de sa langue et de sa gorge étaient incontrôlables. Il se sentit naïf et stupide.
— Il se planque ici tous les soirs, ajouta Roy, toujours sur ce ton glacial. Il lui arrive même de bouffer là. Il est aussi cinglé qu’elle.
Il se demanda si les parents de Roy étaient réellement des cinglés. Évidemment, ce n’était pas un couple de fous furieux ; ils n’étaient pas fous à lier. Pas au point de rester assis dans un coin à parler tout seul et à gober des mouches. Sans doute juste un peu timbrés. Un tout petit peu fêlés. Peut-être que ça allait s’aggraver au fil du temps, et qu’ils deviendraient progressivement de plus en plus fous, pour que d’ici dix ou quinze ans, ils en arrivent pour de bon à gober des mouches. Il fallait qu’il y songe.
Colin décida que si lui et Roy devenaient amis pour la vie, il n’irait traîner chez Roy que pendant les dix années à venir. Ensuite, il entretiendrait son amitié avec Roy, mais éviterait Mr et Mrs Borden, si bien que le jour où ils seraient finalement devenus complètement dérangés, ils ne puissent plus lui mettre le grappin dessus et le forcer à manger des mouches, ou, pire encore, le découper à la hache.
Il savait tout des tueurs psychopathes. Il avait vu des films sur eux. Psychose. La meurtrière diabolique. Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? Et deux douzaines d’autres, aussi. Peut-être une centaine. Il avait appris de ces films que les fous avaient une prédilection pour les crimes salissants. Ils utilisaient des couteaux, des faux, des machettes et des haches. On ne voyait jamais l’un d’entre eux recourir à des moyens dépourvus d’effusion de sang, comme le poison, le gaz ou l’étouffement avec un oreiller.
Roy s’assit sur un tabouret devant le pupitre de commande. « Viens par là, Colin. Tu verras mieux d’ici que de n’importe où ailleurs. »
— Je crois qu’il vaut mieux pas qu’on tripote ça si ton père ne veut pas.
— Bon sang, tu vas te calmer, oui ?
Éprouvant une étrange sensation de répugnance mêlée d’anticipation gourmande, Colin s’assit sur le deuxième tabouret.
Roy tourna délicatement un cadran sur le tableau face à lui. Il était relié à un rhéostat, et les lumières du garage au-dessus de leur tête baissèrent lentement.
— C’est comme au théâtre, dit Colin.
— Non. C’est davantage comme… je suis Dieu.
Colin se mit à rire. « Ouais. Parce que tu peux faire le jour ou la nuit quand tu le désires. »
— Et bien plus que ça.
— Montre-moi.
— Dans une minute. Je ne veux pas de l’obscurité complète. Pas la nuit noire. On ne peut rien distinguer. Je vais faire le début de la soirée. Le crépuscule.
Puis Roy bascula quatre interrupteurs, et des lumières s’allumèrent sur tout ce monde en miniature. Dans chaque village, des réverbères inondaient de flaques opalescentes les trottoirs à leurs pieds. Dans la plupart des maisons, une lueur jaune, chaude et accueillante, donnait vie aux fenêtres. Quelques maisons avaient même des porches éclairés et de petits lampadaires au bout de leurs allées, comme si des invités étaient attendus. Les églises projetaient les couleurs de leurs vitraux sur le sol autour d’elles. À quelques carrefours importants, les feux passaient graduellement du rouge au vert, du vert à l’orange, pour revenir au vert. Dans un hameau, une grande tente de cinéma palpitait d’une vingtaine de luminions.
— Fantastique ! s’écria Colin.
Les yeux rivés sur la maquette, l’expression et la posture de Roy étaient particulières. Ses yeux n’étaient plus que d’étroites fentes, et ses lèvres paraissaient excessivement serrées. Les épaules haussées, il semblait manifestement tendu.
— Par la suite, le vieux installera des phares sur les automobiles. Et il est en train de concevoir un système de pompe et de drainage qui permettra à l’eau de s’écouler le long des rivières. Il y aura même une cascade.
— Ton vieux a l’air d’un mec intéressant.
Roy ne répondit pas. Il regardait fixement le monde miniature devant lui.
Là-bas, à l’angle gauche de la plate-forme, quatre trains attendaient les instructions sur les voies de garage du dépôt. Deux étaient des trains de marchandise, et les deux autres réservés aux voyageurs.
Roy actionna un second interrupteur, et l’un des trains s’anima. Il se mit à vrombir doucement ; les lumières clignotèrent dans les wagons.
Colin se pencha en avant.
Roy bascula des commutateurs, et le train sortit du dépôt dans un halètement. Comme il se dirigeait vers la ville la plus proche, des signaux lumineux rouges jetèrent des éclairs à l’intersection d’une rue et de la voie ferrée ; les barrières rayées noires et blanches d’un passage à niveau s’abaissèrent sur la chaussée. Le train prit de la vitesse, siffla bruyamment en traversant un village, gravit une pente douce, disparut dans un tunnel, réapparut à flanc de montagne, accéléra, franchit un pont, reprit encore de la vitesse, entra dans une ligne droite, vraiment en marche maintenant, négocia un large virage dans un fracas épouvantable, les roues crissantes, prit un tournant plus serré dans une dangereuse inclinaison, et se mit à rouler vite, de plus en plus vite.
— Ne le fais pas dérailler, pour l’amour du ciel, dit Colin nerveusement.
— C’est exactement ce que je vais faire.
— Alors ton père saura que nous sommes venus.
— Non. T’inquiète pas pour ça.
Le train traversa en flèche et sans ralentir la gare suisse, oscilla dans un mouvement de lacet et frôla la catastrophe en franchissant une montagne russe, gronda dans un tunnel, et entra dans une ligne droite, gagnant encore de la vitesse en l’espace d’une seconde.
— Mais si le train est cassé, ton papa…
— Je le casserai pas. Du calme.
Un pont-levis commença à se relever juste sur la trajectoire du train.
Colin grinça des dents.
Atteignant la rivière, le train fonça sous le pont remonté et quitta la voie. La locomotive miniature et deux wagons s’enchevêtrèrent, et toutes les autres voitures déraillèrent dans une brève pluie d’étincelles.
— Mon Dieu ! fit Colin.
Roy glissa de son tabouret pour se rendre sur le lieu de l’accident. Il se pencha et examina attentivement l’épave.
Colin le rejoignit. « Est-ce qu’il est fichu ? »
Roy ne répondit pas. Il regardait à travers les minuscules fenêtres du train.
— Qu’est-ce que tu cherches ? demanda Colin.
— Des corps.
— Quoi ?
— Des cadavres.
Colin scruta l’intérieur de l’un des wagons accidentés. Il n’y avait personne dedans – enfin, pas de figurines. Il se tourna vers Roy. « Je ne comprends pas. »
Roy ne leva pas les yeux du train. « Tu comprends pas quoi ? »
— Je ne vois pas de « cadavres ».
Allant lentement d’une voiture à l’autre, étudiant le contenu de chacune d’elles, et presque en transe, Roy dit : « Si c’était un vrai train, rempli de gens, qui avait déraillé, les voyageurs auraient été éjectés de leurs sièges. Ils se seraient fracassés le crâne contre les fenêtres et les rambardes. Ils auraient atterri par terre dans un amas enchevêtré. Il y aurait eu des bras cassés, des jambes fracturées, des dents écrasées, des visages tailladés, des yeux crevés, du sang partout… Tu les entendrais hurler à deux kilomètres. Certains seraient morts, aussi.
— Alors ?
— Alors j’essaie d’imaginer à quoi ça ressemblerait là-dedans si c’était pour de vrai.
— Pourquoi ?
— Ça m’intéresse.
— Qu’est-ce qui t’intéresse ?
— L’idée.
— L’idée d’un véritable déraillement ?
— Ouais.
— Est-ce que ce n’est pas un peu macabre ?
Roy finit par lever les yeux. Son regard était morne et froid. « Tu as dit « macabre » ? »
— Eh bien, répondit Colin, mal à l’aise, je veux dire… trouver du plaisir dans la douleur des autres…
— Tu trouves ça anormal ?
Colin haussa les épaules. Il n’avait pas envie de discuter.
— Dans d’autres endroits du monde, expliqua Roy, les gens vont assister à des corridas, et tout au fond d’eux-mêmes, la plupart espèrent voir un matador se faire tuer d’un coup de corne. Ils viennent toujours pour voir souffrir le taureau. Ils adorent ça. Et il y en a un paquet qui va aux courses automobiles uniquement pour les accidents mortels.
— C’est différent.
Roy ricana. « Ah oui, vraiment ? Et en quoi ? »
Colin se creusa la tête, essayant de trouver les mots pour exprimer ce qu’il savait intuitivement être la vérité. « Eh bien… d’abord, quand il pénètre dans l’arène, le matador sait qu’il risque d’être blessé. Mais les gens qui rentrent en train chez eux… qui ne s’attendent à rien… ne cherchent pas les ennuis… et alors ça leur arrive… C’est une tragédie. »
Roy se mit à rire.
— Tu sais ce qu’« hypocrite » veut dire ?
— Bien sûr.
— Eh bien, Colin, je déteste dire ça parce que tu es mon ami, mon ami véritable. Je t’aime beaucoup. Mais en ce qui concerne ce truc, tu es un hypocrite. Tu trouves que je suis macabre parce que l’idée du déraillement d’un train m’intéresse, alors que toi tu passes les trois quarts de tes loisirs à aller voir des films d’horreur au cinéma ou à les regarder à la télévision, à lire des histoires de zombies, de loups-garous, de vampires et autres monstres.
— Quel rapport ?
— Ces histoires sont pleines de meurtres ! La mort, les crimes. Elles ne parlent pratiquement que de ça. Les gens s’y font mordre, griffer, mettre en pièces, et découper à la hache. Et t’adores ça !
Colin tressaillit en entendant parler de haches.
Roy se rapprocha de lui. Son haleine sentait le chewing-gum aux fruits.
— C’est pour ça que je t’aime bien, Colin. On est pareils. On a des choses en commun. C’est pour ça que je voulais t’obtenir le job de manager d’équipe. Pour qu’on puisse être ensemble pendant la saison de foot. Toi et moi, on est bien plus malins que les autres. À l’école, on a tous les deux A de moyenne sans même se casser la tête. Quand on nous a donné des tests de QI, on a dit à chacun de nous qu’il était un génie, ou presque. Nous approfondissons les choses mieux que la plupart des gosses, et même qu’un tas d’adultes. On est spéciaux. Des mecs très spéciaux.
Roy posa la main sur l’épaule de Colin et planta son regard dans le sien ; il semblait non pas simplement le regarder, mais vouloir aussi voir profondément en lui, et finalement à travers lui. Colin ne put détourner les yeux.
— Nous nous intéressons tous deux aux choses qui comptent, dit Roy. La souffrance et la mort. C’est ce qui nous intrigue, toi et moi. La majorité des gens pense que la mort est la fin de la vie, mais nous savons que c’est différent, n’est-ce pas ? La mort n’est pas la fin. C’est le noyau. Le noyau de la vie. Tout le reste tourne autour. La mort est ce qu’il y a de plus important dans la vie, de plus intéressant, mystérieux, ce qu’il y a de plus excitant.
Colin se racla nerveusement la gorge. « Je ne suis pas sûr de comprendre ce que tu racontes. »
— Si tu n’as pas peur de la mort, alors tu ne peux plus avoir peur de rien. Quand tu apprends à surmonter cette crainte suprême, tu surmontes en même temps toutes les petites. Tu ne crois pas ?
— Je… je suppose que oui.
Roy parlait en aparté pour accentuer ses propos, avec une ferveur, une intensité surprenantes. « Si je ne crains pas la mort, alors personne ne pourra me faire du mal. Personne. Ni mon père ni ma mère. Personne. Aussi longtemps que je vivrais. »
Colin ne savait que dire.
— Est-ce que tu es effrayé par la mort ? demanda Roy.
— Oui.
— Tu dois apprendre à ne plus l’être.
Colin acquiesça. La bouche sèche, son cœur battait la breloque, et il avait vaguement le vertige.
— Tu connais la première chose à faire pour en finir avec ta peur de mourir ?
— Non.
— Se familiariser avec elle.
— Comment ?
— En tuant des trucs.
— Je ne peux pas faire ça.
— Bien sûr que si.
— Je suis un gosse pacifique.
— Au fond de nous, on est tous des assassins.
— Pas moi.
— Merde.
— À toi aussi.
— Je me connais. Et je te connais.
— Tu me connais mieux que moi ?
— Ouais.
Roy sourit. Ils se dévisagèrent. Le garage était aussi silencieux qu’un paisible tombeau égyptien.
Colin finit par dire : « Tu veux dire… en tuant un chat ? »
— Pour commencer.
— Pour commencer ? Et puis après ?
La main de Roy se serra sur l’épaule de Colin. « Ensuite on passera à quelque chose de plus gros. »
Colin réalisa subitement ce qui arrivait, et il se détendit. « Tu as encore failli m’avoir ! »
— Failli ?
— Je sais ce que tu essaies de faire.
— Ah oui ?
— Tu me mets à l’épreuve une fois de plus.
— Vraiment ?
— Tu es en train de me faire marcher. Pour voir si je vais me ridiculiser.
— C’est faux.
— Si j’avais accepté de tuer un chat pour te prouver quelque chose, tu aurais éclaté de rire.
— Chiche.
— Pas question. J’ai compris ton petit jeu.
Roy lui lâcha l’épaule. « Ce n’est pas un jeu. »
— Tu n’as pas à me tester. Tu peux te fier à moi.
— Jusqu’à un certain point.
— Tu peux me faire totalement confiance, dit Colin sérieusement. Putain, t’es le meilleur ami que j’aie jamais eu. Je n’irais pas te décevoir. Je ferai un bon manager d’équipe. Tu ne regretteras pas de m’avoir recommandé à l’entraîneur. Pour ça, tu peux me croire. Tu peux me faire confiance en tout. Alors, c’est quoi le grand secret ?
— Pas encore.
— Quand ?
— Le jour où tu seras prêt.
— Ce sera quand ?
— Quand je l’aurai décidé.
— Mince !